Histoire d'un atelier

Histoire d'un atelier

« Qu’est-ce qu’on va faire ? » Les enfants sont excités par ma présence nouvelle. « Nous allons écrire ». Les enfants rient. Ils ne savent pas écrire, ils ne connaissent pas l’alphabet ou à peine quelques lettres. « Vous allez DIRE et moi je vais écrire sur le papiers ce que vous dites ». « Dire quoi ? » Je ne propose jamais le thème. Il va émerger des préoccupations du groupe. « Qu’est-ce que vous avez envie de dire ? » Même si les voix fusent, les enfants sont concentrés sur le sujet : l’espace du DIRE vient de s’ouvrir. Ils ne laissent pas l’occasion passer. « Une histoire ». L’histoire revient toujours. Elle est essentielle dans la vie de l’enfant. « L’histoire du Chaperon rouge, de Cendrillon, non, celle de la tortue et du lièvre, l’histoire du dessin animé que j’ai vu à la télé... » Les références affluent, contes du soir, lus à la maison, fables racontées à l’école, dessins animés, pot-pourri de souvenirs d’histoires. Je suis catégorique : « non, nous allons écrire une nouvelle histoire. Nous allons l’inventer ».

Silence.

« Inventer une histoire ? »

« Toutes les histoires que vous connaissez ont été inventées par une personne. Il y a longtemps, les livres n’existaient pas. Les gens disaient des histoires. Les autres les écoutaient puis les racontaient à leur tour. Et des hommes voyageurs emmenaient les histoires de village en village. Conteurs, poètes, troubadours, ils racontaient selon les pays et les époques, de différentes façons, ils dansaient les histoires, ils les chantaient pour le public du village rassemblé, petits et grands. Mais les histoires naissent toujours dans une personne qui l’invente, la libère pour qu’elle s’envole et vive sa vie d’histoire et se nourrisse et s’enrichisse de ceux qui vont la porter à d’autres. Les histoires forment un collier à travers le temps et l’espace. Nous avons tous en charge ce collier dont la première perle est née quand le premier homme est né. Certains nettoient les perles, les font briller, d’autres les font voyager, d’autres inventent de nouvelles perles, et d’autres encore les écoutent, les reçoivent et les font vivre en eux. Aujourd’hui, les livres existent pour les préserver, pour les conserver. Et pour que chacun seul, puisse aller à la rencontre d’une histoire et à travers elle, de la personne qui l’a inventée ».

« Nous allons écrire un livre ? Nous allons inventer une histoire ? »

« Oui. Ce que vous allez dire, je vais le poser sur le papier et là, tout le monde pourra lire ce que vous aurez inventé. » La responsabilité est immense. Comment oser dire ce qui va être écrit et que d’autres pourront regarder ? C’est effrayant, vertigineux. Je sens les esprits se rétracter, les corps se contracter avant le saut, avant le déploiement de l’imaginaire.

C’est là que va intervenir l’autre, les autres, partenaires rassurants même s’ils sont également effrayés. Ils sont là, chacun avec sa peur, présent, responsable pour partager ce qui va advenir, naître de tous.

J’élimine systématiquement toutes les références et au fur et à mesure que je suggère aux enfants de laisser de côté tout ce qui nous est déjà très connu, ils se recentrent sur leur univers. « Je n’ai pas d’idées » dit un petit garçon tristement. Je lui suggère d’aller vers la fenêtre de la classe. Il se poste là.

Zarina Khan : « Que vois-tu ?

Le petit garçon : Un arbre avec quelques feuilles.

Zarina Khan : Quoi d’autre ?

Le petit garçon : Le ciel gris. Il pleut. Des feuilles tombent de l’arbre.

Une petite fille ajoute : C’est normal, c’est l’automne ! »

Alors, je propose aux enfants de jouer l’automne. Le petit garçon revient de la fenêtre et étend les bras, il fait l’arbre. D’autres s’approchent pour faire les feuilles puis se rendent compte qu’ils vont devoir toucher les branches de l’arbre et filles et garçons rient de leur embarras. Le contact est déjà difficile, plus ils vont grandir, plus il sera problématique. Je les aide à poser leurs mains le long des bras de leur camarade. Nous parlons de la tristesse de l’automne, les rires s’apaisent, les mains se posent. D’autres enfants font la pluie, d’autres encore le vent et les branches et les feuilles s’agitent et la pluie danse. Le vent devient plus fort, les feuilles vont tomber, elles se tordent, ne veulent pas tomber, s’accrochent puis finissent par s’étendre à terre, aux pieds de l’arbre. Les enfants qui soufflaient pour faire le vent sont les spectateurs médusés de la scène. La pluie s’est arrêtée, les enfants, pluie eux aussi, regardent les feuilles par terre et l’arbre tout seul. L’émotion est grande. Nous venons d’assister à une scène de séparation puis de mort.

Quelqu’un crie : « Maintenant c’est l’hiver.

Un autre : Il fait très froid.

Zarina Khan : Montrez-nous le froid. »

Des enfants entrent dans le jeu et grelottent et tremblent et jouent les passants frigorifiés. Les enfants-vent ont repris leurs sifflements. Plusieurs voix s’élèvent : « Ça va être le printemps, préparez-vous. »

- Qu’est-ce qu’il y a au printemps ?

- Des feuilles sur les arbres, des fleurs, des oiseaux, le soleil, des chatons, des enfants qui jouent dans l’herbe, des vélos, des gens qui chantent... ».

Tous les enfants sont maintenant sur la scène. Les feuilles mortes se sont redressées en premier et ont regagné l’arbre. Cette fois, les feuilles et l’arbre rient vraiment de se retrouver, sans fausse gêne. Tout autour, les fleurs dansent, les chatons miaulent, les vélos crissent, j’organise les mouvements dans l’espace : être en mouvement sans cacher l’autre, sans lui rentrer dedans, mesurer l’impact de son corps, se situer par rapport à son rôle et à celui des partenaires, trouver sa place. De même pour les sonorités. Certaines voix portent trop, d’autres sont fluettes, pourtant chaque son joue son rôle dans la partition générale. Il s’agit de participer à l’orchestre, de trouver son rythme par rapport à celui des autres, de situer sa voix dans l’espace sonore, de construire à partir des bruits de la vie, une musique : celle du printemps, celle de la Renaissance. L’été se mettra en place sans que j’intervienne. Une plage, des baigneurs, des bronzés au soleil qui danse de tous ses rayons, un pique-nique, des poissons, une partie de ballon, des pêcheurs, chacun apporte de l’été ce qu’il en connaît, ce qu’il en imagine.

Lorsque chacun a trouvé sa place et son rythme dans l’été, je leur propose de faire une photographie de la scène, d’arrêter l’image et le son, de s’immobiliser en plein mouvement et de faire les statues. Chacun se tient figé dans ce moment de joie de l’été. J’applaudis avec l’institutrice. L’improvisation est finie. Les enfants s’applaudissent mutuellement puis racontent leurs peurs, leurs plaisirs, commentent ce qu’ils ont vécu de l’autre, des autres, ce qu’ils ont vécu eux-mêmes.

Quelques uns me rejoignent dans l’espace spectateur. Tout au long de la séance, j’ai écrit les répliques de chacun mais aussi toutes les indications scéniques, les tableaux composés en silence. Le bloc est ouvert sur mes genoux, les enfants s’approchent et regardent les pages couvertes de mon écriture.

« Qu’est-ce qui est écrit ?

- Votre histoire, l’histoire que vous avez inventée des quatre saisons...

- Et ce que j’ai dit, c’est où ? »

L’arbre me regarde. Il a dit en automne « je suis tout seul. Tout le monde s’en va et moi je ne veux pas. »

Je lui montre où sa réplique est écrite : il regarde attentivement les deux lignes dessinées sur le papier. Je tourne la page : « puis, tu as dit aux feuilles, au printemps : "enfin, vous voilà. Je suis content de vous revoir ». Chacun veut savoir où sont ses phrases et tous regardent les lettres qui se lient sur le papier pour garder leurs paroles éphémères. Ils s’assoient en demi-cercle autour de moi. Je commence à lire l’histoire. Ils écoutent très concentrés. Ils revivent leurs émotions d’acteurs, ils découvrent ce qu’ils ont raté, trop occupés à certains moments pour percevoir l’ensemble des actions. Lorsque je lis les scènes où personne ne parlait, ils sont étonnés.

« Le silence s’écrit aussi ?

- Oui, le silence s’écrit. Vos corps, vos gestes, vos mouvements aussi racontent l’histoire, vos regards, vos sourires, l’expression de vos visages, vos bruits, vos sons participent au récit. »

Je tourne les pages et les saisons se suivent. Les enfants regardent, fascinés, ce bloc de papier dont les feuilles gardent la mémoire de ce qui a été. A la fin de la lecture, tous sont émerveillés. Ils sont remplis d’émotion. Ils ont partagé la douleur de la séparation et de la mort à l’automne, l’indifférence des passants, leur propre indifférence, leur solitude, refermés sur eux dans le froid de l’hiver, puis la joie des retrouvailles, de la vie qui revient, du contact qui renaît entre les êtres humains, entre les êtres vivants, et enfin ils ont célébré la fête du soleil, la simple fête de jouer ensemble, le corps libre dans un espace sans contraintes, en été.

Ils commentent tous ces sentiments, se félicitent. Une petite fille interrompt l’allégresse :

« Ce n’est pas juste, moi j’ai dit juste une phrase, je n’ai rien fait ». elle avait effectivement assez peu participé. Très impressionnée par l’automne, elle était entrée en hiver pour dire : « Quand il fait froid, toutes les maisons sont fermées. Moi aussi, je vais m’enfermer dans ma maison ». Après, elle était restée mais un peu à part, regardant plutôt les autres s’activer dans l’espace scénique. En été, elle s’était assise sur la plage et tandis que tous jouaient, elle regardait devant elle...

Je me tourne vers elle : « tu as peu parlé mais ce que tu as dit était très important. Ta phrase a fait naître en moi la solitude du monde, l’image de tous ces humains enfermés, les uns à côté des autres mais séparés par des murs, des portes, des volets, seuls, crevant tous de solitude ! Et le froid de cette solitude quand personne n’est là pour nous réchauffer. Même les plus joyeux d’entre nous connaissent ce sentiment et c’est toi qui l’as introduit dans l’histoire. Ensuite pendant l’été, tu as apporté un élément essentiel. Sur la plage, il y avait beaucoup de monde et on sentait bien le sable, la chaleur, les peaux en train de bronzer mais la mer n’existait que quand un enfant nageait, ou qu’un poisson passait dans l’espace pour nous la rappeler. Dès que ces actions s’arrêtaient, la mer aurait disparu... s’il n’y avait pas eu ton regard, devant toi, sur la ligne bleue à l’horizon. Tes yeux, pour moi, ont fait exister la mer tout le temps de l’été. »

J’ai enchaîné sur la notion que souvent, nous avons l’impression d’être inutile dans l’histoire, de ne servir à rien et que pourtant, notre simple présence, un regard, un mot changent l’histoire. Chacun d’entre nous tisse l’histoire de l’humanité, chaque vie est un point essentiel dans le grand tissu humain. Si un seul point manque, le tissu se défait. Si aujourd’hui, dans les milliards d’humains qui peuplent la terre, un seul n’était pas né, l’histoire du monde serait différente, complètement différente. L’équilibre du monde tient à une infinité d’éléments microscopiques rigoureusement liés entre eux. Si la terre tournait un millième de seconde plus vite ou moins vite, la vie serait d’un seul coup anéantie et notre planète ne ressemblerait plus à rien de ce qu’elle est. Chacun d’entre nous est infiniment important et joue son rôle dans l’équilibre du monde... Parfois les autres ne savent pas combien nous sommes importants pour eux. Ils en prennent conscience quand nous venons à leur manquer. De même nous ne savons pas toujours le rôle que nous jouons pour certains autres mais nous pouvons, en l’ignorant, aider quelqu’un à retrouver, à trouver une raison d’être.

Lorsque j’habitais dans une petite ville de province, mon studio était mitoyen d’un autre. J’étais étudiante et je ne connaissais pas mon voisin. Je ne le croisais que rarement et son mur était silencieux.

Un jour, en rentrant de vacances, j’ai trouvé l’électricité coupée chez moi. J’ai sonné chez le voisin. C’était un très vieil homme qui vivait seul. Il m’a informé que la compagnie d’électricité avait dû couper le courant car je n’avais pas payé la facture à temps. J’étais très ennuyée. Aussitôt, il a fait passer un câble de son balcon au mien pour que je puisse avoir de la lumière. Et comme je ne pouvais pas faire la cuisine, il m’a apporté un plateau avec un repas chaud. Nous l’avons partagé. Nous avons parlé. Il m’a avoué qu’il était heureux de m’avoir pour voisine, que quand j’écoutais de la musique, il ouvrait la fenêtre pour mieux entendre. Il connaissait mes disques russes, il avait découvert une musique qu’il ne connaissait pas du tout et un jour, il m’avait entendue apprendre à haute voix un texte et il en avait appris quelques phrases, à force de m’entendre. C’était une scène de Bérénice de Racine. Il ne connaissait pas. Il a voulu lire Racine et je lui ai prêté. Nous avons petit à petit lié amitié.

J’ai su plus tard qu’il avait perdu toute sa famille, qu’il avait quatre vingt six ans. Un jour, il m’a avoué que sa vie avait changé quand j’avais emménagé. Il avait retrouvé un rythme. Il me regardait le matin partir à la faculté, il m’entendait rentrer, il était heureux quand je recevais des amis. « J’entendais la musique de la vie m’a-t-il dit. Je me suis surpris à être curieux de savoir. Quelles étaient ces langues inconnues que j’entendais, d’où venait cette musique ?... » Sans que je le sache, pendant un an à travers un mur, un vieux monsieur avait retrouvé la curiosité de la vie. Et un incident désagréable comme une facture d’électricité impayée, avait permis notre rencontre et la naissance d’une amitié.


« C’est comme une histoire ! » s’est écrié un enfant.

Notre vie est faite d’histoires qui font l’histoire de notre vie. Mais nous n’avons pas écrit une histoire. Les quatre saisons, ce n’est pas une histoire, ça existe partout pareil. Nous avons écrit l’histoire des sentiments que nous inspirent les saisons et en deux heures, dans une salle de classe, nous avons fait défiler une année. Ces quatre saisons-là sont les vôtres, d’autres pourront s’y reconnaître, s’y retrouver mais aucun autre groupe n’aurait trouvé ces phrases-là, ces gestes-là, ces rythmes-là. Votre histoire est unique même si elle traite d’un cycle que tous connaissent.

De cette improvisation va naître un texte écrit que d’autres pourront lire. L’institutrice va travailler avec les enfants sur les phrases du texte, le vocabulaire, la syntaxe, l’orthographe de certains mots que les enfants ont absolument envie de pouvoir écrire puis lire.

La base de l’apprentissage est là. Si écrire, c’est poser sur le papier, un peu de cet univers imaginaire qui est entièrement moi, un peu de mon monde secret, si lire, c’est pouvoir entrer en contact avec son secret, si l’alphabet est cet outil magique qui permet de dire sa solitude pour la briser en la disant, et d’entrer dans la communication des univers imaginaires, dans le voyage, dans l’être. Si la lecture est cette machine à remonter le temps et à rencontrer les morts et ceux qui vivent, à l’autre bout du monde, qui sont si différents de nous et qui pourtant nous ressemblent par leurs sentiments, alors j’ai envie d’apprendre à écrire et à lire, et à connaître.

Rassemblé dans un recueil, ce texte sera illustré puis donné à lire aux autres classes de l’école mais aussi à des élèves dans les pays lointains où je travaille.

« Vos mots vont voyager et seront comme un cadeau pour d’autres. »

Magie du voyage des mots. Les murs de la classe s’ouvrent sur le monde et le monde est plein d’inconnus à qui envoyer des parties de soi, des cadeaux. Apprendre, c’est aussi maîtriser les outils qui vont permettre de ciseler des cadeaux de plus en plus beaux.

L’autre aboutissement du travail sera la représentation théâtrale. Avant d’y arriver, il faudra critiquer, passer l’improvisation au tamis, sentir au niveau du rythme ce qui est en trop. Il est rare que cette phrase soit conflictuelle au niveau du groupe. Tout le monde tombe vite d’accord sur ce qui est fioritures inutiles. Puis il faudra apprendre les rôles quand le texte aura été jugé définitivement bon, retrouver la spontanéité avec laquelle on a dit les mots la première fois, l’état d’émotion qui les ont fait naître, il faudra visiter la maison qu’on a construite puis rectifiée, affinée, sans perdre la vie et les sentiments qui ont animé la construction parce que toute structure a une âme, l’âme qui l’a générée. Dans la classe, l’âme est comme une galaxie qui a rassemblé dans le même mouvement toutes les petites étoiles dans le même rayonnement.

Les enfants sont prêts à ce travail. Ils ont envie d’entrer en contact avec les autres classes, avec leurs parents, avec les surveillants, avec tous ceux de la constellation familiale et sociale. Ils ont le désir de leur livrer, enfin une partie de leur univers intérieur et protégé par leur personnage, la poésie et l’histoire, de se révéler aux autres. Le théâtre va, comme le bain dans lequel on immerge le papier photographique et qui réveille la mémoire d’un instant, révéler aux autres une image de l’enfant lui-même qui va lui aussi pouvoir regarder une partie émergée de sa grotte secrète, dans le regard des autres.

La petite fille réservée lève la main pour parler. Le silence se fait, elle parle si rarement.

La petite fille : « La prochaine fois, je pourrai dire plus ?

Zarina Khan : Bien sûr, la prochaine fois, tu pourras dire davantage.

La petite fille : La prochaine fois, je voudrais jouer dans le printemps aussi.

Zarina Khan : Ta place sera celle que tu voudras bien créer. Elle t’appartient. Elle est ce que tu la feras et l’histoire s’agrandira autour de toi, par toi, avec toi.

- Et moi ? dit un petit garçon très enjoué, qui a énormément fait vivre le printemps et l’été et qui fermait les yeux pendant la scène de l’automne. Je voudrais bien jouer aussi dans l’arrachement des feuilles.

Zarina Khan : Pourquoi ?

Le petit garçon : Parce que au printemps, ceux qui avaient fait l’automne étaient plus contents que moi... »

Parce que l’histoire est faite aussi de tristesse, de séparation et qu’il ne sert à rien de fermer les yeux pour les ignorer et que peut-être, la souffrance à laquelle nul n’échappe, est l’engrais qui permet à la terre d’être fertile et de donner à la joie tout son sens.

La séance est finie. Dans la cour, l’automne tient son rôle. L’arbre, les feuilles mortes et la pluie sont au rendez-vous. Mais un petit groupe d’enfants les regardent autrement, complices de ceux qu’ils ont incarné. Le petit garçon-arbre tapote discrètement l’arbre et lui fait un clin d’œil. Les autres ont ouvert leurs paumes vers le ciel et y recueillent la pluie. Et je les vois partir, ensemble, attentifs à ne pas fouler les feuilles de leurs pieds. Pour eux, ce jour-là, l’automne a pris son sens, partie d’un cycle de vie et de mort dont chaque élément est un trésor unique, important.

L’institutrice me dit à la fin de l’atelier : « c’est une journée d’école réussie… »

Elle est étonnée des changements de comportement de ses élèves.

En effet, cette inversion est quasi-systématique. Dans l’espace de l’atelier, les mauvais élèves se révèlent les auteurs-acteurs les plus performants. Le garçon qui n’avait pas d’idée, est devenu le moteur de l’histoire et a pris la place centrale de l’arbre. La petite fille qui niait sa participation au groupe, qui était dans la négation du jeu, dans l’enfermement et le refus, a permis d’introduire dans l’histoire le sentiment universel de la solitude... et a fait exister la mer.

Sa négation a été acceptée, positivée et s’est révélée nécessaire à la bonne marche de l’histoire. Non seulement, elle prend conscience qu’en faisant rien, elle continue à écrire l’histoire mais le groupe aussi habitué à ce qu’elle soit en retrait et plutôt bonne à rien va tout à coup la découvrir autrement. Et comment ne pas respecter celle qui a fait exister la mer ?

Les inversions sont essentielles dès les premières années d’école. Elles équilibrent et permettent de relativiser les premiers rejets du groupe, les premières mauvaises notes ou témoignages d’incapacité, qui, s’ils n’ont pas de contrepoids positif, vont marquer l’enfant au fer rouge et entraîner par l’effet boule de neige du négatif, son installation dans le personnage-refuge le plus facile à habiter. Il signe l’acte de démission de l’enfant de s’intégrer dans un système qu’il perçoit comme une montagne qu’il n’aura jamais la force ni l’habileté d’escalader. Celui-ci concentre donc ses efforts dans le rejet du système auquel il ne pourra pas s’intégrer. Il va essayer de se dépasser dans le registre négatif et de monter dans la hiérarchie des plus nuls, qui associent à leur incapacité dans le système leur habileté dans l’anti-système. Le chemin vers toutes les infractions est alors ouvert. Il va falloir devenir quelqu’un dans le négatif pour exister et se faire respecter. C’est bien souvent le propre de l’adolescence.

Là encore, le passage de l’adolescence va cristalliser cette recherche. J’ai pu travailler avec des classes d’adolescents où le must était de ne pas y arriver, et de marquer chaque échec avec arrogance comme un point dans la compétition négative. Rater et en rire est un signe de force et incite au respect. Quand, dans le cadre de l’atelier, il m’arrivait d’en encourager ou de féliciter quelques uns, ils me faisaient comprendre que ça les gênait vis-à-vis du groupe et qu’ils ne voulaient pas s’afficher. Il fallait leur réapprendre très progressivement à accepter d’être reconnus bons et capables.

L’inversion dès le plus jeune âge dynamise le groupe, en bouleversant les cartes des bons et des méchants, des bêtes et des intelligents des capables et des incapables, des bien-aimés et des mal-aimés.

Elle fait émerger d’autres valeurs que celles de la compétition, des bonnes notes et de la mesure des connaissances acquises et permet à l’enfant de percevoir les limites des systèmes connus.

La valorisation dans le domaine de la création à toujours des effets positifs sur l’apprentissage scolaire. Etant considéré positivement par le groupe scolaire et respecté, ayant de nouvelles motivations pour se saisir des outils que lui propose l’école, il est rare que le masque du mauvais élève ne tombe pas. La confiance en soi trouvée une fois, sera la mémoire positive qui permettra à l’enfant de plus en plus rassuré de lutter avec ses peurs et d’envisager à nouveau la montagne à escalader.

Cette inversion peut se faire parce que la seule référence est l’univers imaginaire de l’enfant et non plus l’évaluation des connaissances acquises mais aussi parce que, dans l’espace de l’atelier se joue déjà une autre inversion : les enfants mènent le jeu. L’intervenant et l’enseignant, les adultes présents, suivent les enfants. A partir d’un thème qui naît comme impulsion, les enfants pensent, disent, mettent en forme dans l’espace scénique. L’adulte n’est là que pour aiguiser les outils que l’enfant a choisi d’utiliser pour lui offrir les moyens qui lui sont nécessaires pour aboutir sa création. Cette réalité surprend tous les partenaires. Un espace où les adultes sont au service exclusif de la pensée de l’enfant, où ils sont les sages-femmes qui par leur technique sauront faire sortir la création nouvelle-née, sans pourtant pouvoir décider de la morphologie, de la couleur des yeux, des cheveux, ni de la personnalité du nouveau-né. L’enseignant lui aussi peu préparé à cette inversion se rend compte de la difficulté qu’il a à laisser l’enfant choisir et mener le jeu.

Il va avoir dans un premier temps du mal à se situer dans cette fonction de simple guide et peut avoir le sentiment de perdre sa place. En cela, il rejoint l’angoisse de l’enfant qui a tant de mal à trouver sa place, mais c’est l’enfant, sensible à ce désarroi, qui va rassurer l’adulte en lui confiant une place nouvelle. Au début de l’atelier l’enseignant est simplement là. Il est dans une position forte que je rappelle toujours : il est celui qui a désiré ouvrir l’espace de l’atelier, qui m’a invitée et en ce faisant qui a pris le risque d’ouvrir dans le territoire de la classe qui est le sien un espace qui va lui échapper puisqu’il lui est inconnu. Ce courage lui est reconnu d’emblée et le respect naîtra de cette reconnaissance.

Il est silencieux tandis que les enfants parlent. Il est immobile tandis que les enfants sont en mouvement. Il les écoute. Je ne définis pas son rôle d’emblée. Les enfants vont lui donner son rôle selon le degré d’ouverture et de risque qu’il est prêt à prendre. Si l’enseignant est dans une position plutôt attentiste, ils iront vers lui pour lui demander une aide proche de son sentiment, « comment on dit tel ou tel sentiment, comment s’appelle cette fleur, etc. » Vocabulaire, orthographe, syntaxe, discrètement, l’enfant demande à l’enseignant d’enseigner. Il a le désir d’apprendre pour dire qui il est, pour découvrir les autres, se situer dans le monde, se le représenter pour le comprendre, se l’approprier pour réussir sa vie.