L'enchantement du monde

L'enchantement du monde

Zarina khan

"Entre religion et politique, entre foi et croyances, quels espaces pour le réenchantement du monde?" 

Je suis née au 20ème siècle et il se trouve que dans mon parcours de vie, j'ai été confrontée aux grands bouleversements qui ont traversé l'aube du nouveau millénaire.

La révolution russe, mes grands parents russes blancs émigrent en 1917 en Tunisie alors protectorat français, l’engagement de ma mère, russe orthodoxe née à Sfax, dans l'armée française pendant la 2ème guerre mondiale, la détermination de mon père indien musulman dans la création d'un nouveau pays, le Pakistan. Je suis musulmane à ma naissance mais l'impossibilité pour le couple mixte de mes parents – le premier couple mixte de ce nouveau pays- à survivre dans un contexte politique et religieux où tout s'oppose à la liberté qu'ils ont prise, les amène à l'inéluctable séparation. 

Et cette dernière phrase de mon père, profondément pieux, Ali Salahuddin Khan, à ma mère, au moment où nous devons fuir pour sauver nos vies marque à jamais le sens de ma vie : « Donne ta religion à notre fille. La religion structure un être et tu ne connais pas encore assez bien l'Islam pour lui transmettre cette structure nécessaire. » 

Cette phrase va sans doute déterminer mon inlassable quête de la construction de la paix. A 4 ans, j'embrasse la religion orthodoxe russe à Tunis. A 9 ans ma mère épouse un allemand protestant qui est ambassadeur d’Allemagne et était en poste...pendant le troisième Reich. A 10 ans je découvre Franco car mon beau père est en poste à Madrid et entretient avec Franco des relations régulières et amicales. Lors d'une manifestation devant le lycée français, où les gardes à cheval de Franco fustigent les opposants, je comprends grâce à un professeur qui veut bien m'expliquer, quels sont les fondements de la politique de Franco. 

A 11 ans, je demande à quitter une maison où nazisme et franquisme se côtoient autour de champagne et caviar. Je suis alors envoyée en Suisse, pays neutre, dans une pension de dominicaines catholiques qui n'ont de cesse d'essayer de convertir ce canard boiteux qui n'a pas d'appartenance parce qu'il les a toutes..:

A 14 ans, je découvre l'autre Russie, communiste, la condamnation de la religion par le politique et les dérives d'une politique qui ne laisse aucune place à la liberté de pensée. Très jeune, j'ai la chance d'avoir un entretien privilégié avec Adenauer qui répond avec patience aux questions de cette petite fille qui tente de comprendre le monde. Ce que j'ai retenu de ce premier cours de géopolitique, c'est que les vérités absolues tuent, qu'il n'y a pas de fatalité, que rien n'est joué pour toujours et que l'histoire s'écrit sous la plume de chacun d'entre nous, au quotidien. Et que si l'histoire s'écrit à travers chacun d'entre nous, notre puissance est infinie pour créer d'autres voies, innover, débâillonner la parole et élargir, dans le champ de l'éducation, les horizons de nos pensées. Pour atteindre cet objectif, j'ai choisi d'enseigner la philosophie mais là encore, je me suis retrouvée enfermée dans des programmes dictés par le politique. J'ai alors découvert en moi même un pays sans frontières aucune, animé par la liberté de l'être, un pays où la transversalité des cultures se vit, où religions et politiques se côtoient dans le partage d'émotions universelles, et où le sacré s'élève au dessus des contextes temporels : le pays de l'Art, le pays de la création, où se dessine, renouvelé à travers les siècles, l'enchantement du monde. 

Les mots aussi naissent comme des êtres vivants et nous éclairent de leur sens. Le beau nom grec Oïkos, la maison, suivi de nomos, l'administration, a engendré le mot « économie ». Nous comprenons dans cette étymologie qu'il y a des milliers d'années, Oïkos faisait émerger l'idée fondamentale qu'il est une seule maison, la terre, et que nous y habitons tous. 

La notion du bien commun est présente à l'aube de toutes les civilisations. Nous savons cependant que la gestion de notre maison planétaire pour le bien de tous n'a pas été la priorité des pouvoirs qui se sont succédés et que l'économie dont Aristote dénonçait déjà les dérives, l'acquisition des richesses pour la spéculation et les monopoles, est devenue l'otage puis la matrice de tous les conflits.

Y aurait-il eu les croisades, les élans d’évangélisation au bout du monde, s'il n' y avait pas eu les épices, la soie, les richesses à piller ? La religion a su endosser le rôle macabre repris depuis par le politique qui « joue » avec la religion, d'administrer les richesses de la planète au profit de quelques uns, au détriment du plus grand nombre.

Cette histoire sanglante se répète, à l'infini de l'histoire que nous connaissons. La foi et les croyances qui fondent chaque culture, se laissent prendre dans les filets de cette manipulation planétaire. Et la religion devient l'arme du politique et les extrémistes lèvent alors les armées de l'ombre.

Il nous faut garder un regard lucide sur la réalité d'un monde économique parfaitement déséquilibré, qui aiguise les couteaux du politique et du religieux avec un savoir faire de virtuose, et entretient et attise la flamme de la confusion, voire de l'imbrication des deux.

Oïkos, s'est aussi accouplé avec logos la science, pour donner naissance au mot Écologie, la science de notre maison, qui étudie les êtres vivants dans leur milieu et les interactions entre eux, « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c'est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d'existence. »(Ernst Haeckel, Morphologie générale des organismes 1866).

Notre existence passe par nos « relations » et si la maison est une, les êtres sont multiples et tous reliés entre eux par le monde qui les entoure.

Drôle d'espèce que celle des êtres humains, qui a migré et colonisé pratiquement tous les continents et perturbé son propre habitat. Au nom du mieux être de quelques uns, elle a réquisitionné les ressources et les terres, et mis en péril avec un acharnement constant des millions d'êtres vivants et nous mêmes.

Cette histoire vous la connaissez, elle est la nôtre, celle de chacun mais si je la rappelle c'est parce qu'elle fonde la guerre, toutes les guerres et que bien au delà des guerres, ces dérives mettent en péril toutes nos aspirations à la paix.

La laïcité est sans doute une des voies les plus sereines pour démêler la confusion ainsi entretenue. Laïcité, du grec laïkos qui signifie peuple, pris dans le sens de la diversité qui le forme. La laïcité est l'espace fondé sur la liberté de penser et de croire, dans le respect des vérités multiples. 

Pourquoi alors, dans les pays dits laïcs, la laïcisation n'a pas su éteindre les extrémismes qui recourent à nouveau à l'imbrication du politique et du religieux et allument des attentas et des conflits sans solutions et attisent les haines?

Pourquoi et le religieux et le politique n'arrivent-ils pas à se saisir, en clairvoyance bienveillante, de cette plate forme de respect mutuel, pour se différencier et affirmer leurs indépendances ?

J'ose formuler ici une hypothèse. En Occident, le politique a su se séparer du religieux mais en gardant la peur de son immense pouvoir fédérateur sur les « âmes ». Et cette peur latente lui a a fait oublier une dimension essentielle à la laïcité : la dimension du sacré.

Le politique se réfugie dans la laïcisation à outrance. La laïcisation se réfugie alors dans la rationalisation à outrance. Et dans un amalgame récurrent, le sacré est enterré. Et la foi et les croyances n'ont plus à prendre de place dans l'espace politique, par conséquent dans aucun espace, car le politique est par définition la participation à chaque organe de la cité et en particulier à celui, majeur, de l'éducation.

Or, si toute dimension verticale est systématiquement déportée, absente de la formation d'un être humain, le fondement même de sa condition est mutilé, atrophié car la quête de sens est ce qui qui l'élève vers le ciel, vers le mystère, vers l'au delà de ses propres croyances. Sa quête et son émerveillement dans les réponses multiples qu'il enfante, sont le ciment qui scelle les fondations de sa propre humanité. Privé de cette dimension, essentielle à la joie d'être vivant, l'humain devient la proie facile, de l’extrémisme politique qui se déploie dans nos sociétés de consommation, pris dans ses quêtes de remplacement, où l'avoir se substitue à l'être, (le dernier frigo, la voiture plus puissante, la tablette et le jeu vidéo, les crédits qui assomment et aliènent) ou et la proie de l'extrémisme religieux.

La religion aussi a peur de la laïcité comme si celle ci allait lui enlever ses raisons d'exister. Certes si la religion prétend prendre le pouvoir politique, elle a raison de se méfier car la laïcité est un espace de liberté et de choix, de liberté de choix et s'oppose par définition à toute prise de pouvoir. Or la laïcité est le berceau même d'une foi choisie, assumée, renouvelée, et sans jugement pour ceux qui ne l'ont pas. Elle est fondamentalement l'alliée de la foi et du politique car elle est l'engrais du discernement et de l'autonomie du citoyen.

Mais dépourvue de la dimension du sacré, la laïcité devient à son tour un outil de désenchantement du monde.

Lors d'un atelier à l'école, un enfant avait parlé de la mort. « Est ce que c'est vrai que je dois mourir ? Est ce que mes parents doivent mourir avant moi ? » Je me souviens de la gêne de l'institutrice, elle a détourné son regard et marmonné : « tu demanderas à tes parents, plus tard, quand tu seras plus grand. » Seul le silence a répondu à une angoisse métaphysique profonde et l'accumulation de ces silences ne peut faire de cet enfant qu'une proie à la dérive, qui bondira sur toute opportunité qui lui fera miroiter des réponses.

Dans un processus de rationalisation, le monde en vient à être dépourvu de sens, pur mécanisme physique sans intention. Le désenchantement du monde (*1) a comme effet une vacance du sens. Le sens, comme des millions d'êtres sur notre planète, le sens est déporté et la signification fondamentale de l'existence, s'enfonce dans un brouillard habilement distillé par les pouvoirs, comme les fumées envoyées grossièrement par des machines sur des scènes où se jouent divertissement et endormissement des consciences. 

C'est un voyage au coeur de l'Europe qui va confirmer le chemin que je suis, à l'écoute du chant du monde.

Avril 1992. Une guerre éclate en Europe. Lors d'une manifestation pour la paix, des coups de feu sont tirés. Sarajevo va être assiégée. Commence un long calvaire pour des femmes, des hommes, des enfants.

Je décide de monter la pièce d'Eschyle qui il y a 2500 ans dénonçait déjà les mêmes horreurs : « Les 7 contre Thèbes » histoire de la guerre fratricide entre les deux fils d’oedipe, rois de Thèbes. Nous sommes en répétition à la Cartoucherie de Vincennes lorsque, pendant une pause, un acteur met la radio : un militaire déplore la politique qui n'a pas su éteindre dans l’oeuf cette guerre en Yougoslavie, un homme dit l'absurdité des guerres de religions, une femme pleure la mort de ses fils...Les mots de la pièce que nous répétons, ces mots qui ont traversé 25 siècles, résonnent tout à coup à la radio, les mêmes mots, la même douleur.

Je me sens accablée par l'éternel recommencement des cruautés et de la barbarie, par l'entrelacement éternel des religions et des politiques qui valsent, danses macabres sur des parquets lisses assemblés d'ossements humains, langues de bois et stratégies hypocrites.

Je suspends la répétition et rentre au bureau, le coeur lourd, sentant que je dois faire plus, aller à Sarajevo, ouvrir dans la guerre un espace de liberté, de dignité, un espace du dire qui fera oeuvre.

Arrivée au bureau, contre toute attente « rationnelle » m'attend un message des étudiants de Sarajevo, envoyé par mail. En réponse au siège épuisant, ils ont décidé d'ouvrir l'université et de créer un colloque international en pleine guerre. Ils m'invitent à venir faire une conférence sur la pédagogie de demain. Quel pied de nez magistral à ceux qui ciblent les enfants et bombardent les écoles, procédé ignoble qui vise ni plus ni moins à détruire massivement l'avenir ! 

Incantare. Chanter, chanter au dedans, l'enchantement.. Au coeur de cette abomination s'élève, inaliénable, le chant de la dignité humaine, de l'intelligence en réponse à la haine, de l'humanité en réponse à la barbarie.

Quant à cette synchronicité, à cette invitation qui m'arrive à l'instant où je prends conscience que je dois me rendre dans la ville assiégée, elle consolide ma foi (ou ma croyance?) que rien ne se passe tout à fait « par hasard ». Einstein disait : « Le hasard, c'est Dieu qui passe incognito. ».

Je réponds aussitôt : Je viendrai. Je ne viendrai pas pour faire une conférence car ce que je peux savoir a peu d'importance dans ce moment où l'histoire se fait, accumulant ses lugubres statistiques. Je viendrai pour ouvrir un espace et y recueillir la parole des enfants qui sont dans les abris, privés de nourriture, d'eau, de lumière. Je viendrai leur offrir un atelier d'écriture et de pratique théâtrale pour qu'ils puissent pleurer, rire ensemble et délivrer du coeur de la guerre, leur message au monde. Les médias au même moment martèlent la guerre civile, la guerre de religions. 

Leur message doit s'équilibrer avec celui de ceux qui sont au coeur de l'histoire.

Comme les bûcherons sont allés couper du bois pour les otages de la ville assiégée, comme les infirmières sont allées panser les blessures, je suis allée ouvrir un atelier d'écriture et de pratique théâtrale pour faire ce que je sais faire : collecter dans l'abomination la grandeur des humains, et faire oeuvre de cette grandeur.

Premier octobre 1993. J'ai rendez vous à 9 heures, un petit plan dessiné grossièrement, à la main. La famille qui m'a accueillie la veille au soir m'a conseillé d'y aller seule. A cause des Snipers, une personne seule est moins repérable.

Je marche. Je croise un blindé de l'Onu, blanc, entité sourde et aveugle qui fonce dans les rues désertes. J'ai laissé en France mes trois enfants. Deux sont déjà orphelins de père. Tout à coup, un obus tombe, tout près, dans la rue que je dois emprunter. Quand un obus tombe, tout tremble, le verre brisé chute comme une cascade, le sol, les fondations, nos corps aussi, nos fragiles enveloppes charnelles tremblent, la respiration se bloque, les genoux s'entrechoquent. Tout est tremblement devant la force de destruction qui s'abat. Et les questions se précipitent dans ma tête. Qu'est ce que je fais là ? Qu'est ce qui fait que je suis là ? L'art ? L’oeuvre à créer ? Qui viendra à ce rendez vous anachronique pour écrire et jouer une pièce de théâtre ? Ai je perdu tout sens de la réalité ? L'art est-il plus précieux que la vie ? Quels parents laisseront leurs enfants sortir des abris pour un atelier ?

Sans m'en rendre compte, j'ai continué à avancer. Sur la place de notre rendez vous, un groupe d'adolescents se tient debout, dehors. Lorsqu'ils me voient apparaître, ceux là même qui ne me connaissent pas, qui ne savent rien de moi, un immense sourire envahit leurs visages amaigris. Ils me prennent dans leurs bras. Je n'oublierai jamais leur étreinte. Ils sourient parce que je suis vivante, parce qu'ils sont vivants et qu'une chance nous est donnée de vivre, quelques heures, quelques jours peut-être, ce rendez vous improbable.

Ils me regardent, ils me dévorent des yeux. Ils sont prêts à croire l'impossible : Quatre jours pour écrire et monter une pièce, le cinquième pour la jouer. Ils n'ont jamais écrit, ils n'ont jamais joué. 

Ils ont perdu un père, une soeur, un cousin, un ami. Le deuil creuse leurs cernes. La guerre les a saisis en pleine adolescence, à l’âge où on se rebelle, où on teste les limites de l'autorité, où l'on se sent infaillible, où on tombe amoureux. Je les regarde. Je dois leur donner un thème pour commencer. Un thème...Comment trouver les mots ? Je laisse tomber toutes les idées que j'ai préparées, je ferme les yeux, je cherche en moi, au dedans. Je me sens étrangère à cette ignominie qui se saisit de Dieu pour tuer, à la politique internationale qui joue avec Dieu pour ses intérêts, à cette planète tout entière qui laisse la guerre encore se rassasier des mêmes invariables confusions entre politiques et religions, entre foi et croyances. Je m'entends proposer : « Une extra terrestre vient sur terre pour comprendre les humains et écrire un dictionnaire de la vie qu'elle rapportera sur sa planète. Manque de chance, elle atterrit à Sarajevo aujourd'hui et vous rencontre. » Les jeunes rient. Une jeune fille lève la main : « Je pourrai jouer l'extra terrestre ? J'ai tellement plus de questions que de réponses ! » Bien sûr, comment t'appelles tu ? « Alma » L'âme.

Ils se jettent sur le papier. Ils écrivent dans le silence rythmé par les tirs sur la ligne de front. Non, ils ne parlent pas de religion, ils ne parlent pas de politique, ni même de foi ou de croyances. Ils disent leur peur, leur tristesse, leur amour pour la vie, pour la liberté, pour la beauté de la relation humaine. Ils écrivent un hymne à la paix. Et ils pleurent et ils rient. Ils dévoilent le chant qui les habite, dedans, dans cet espace d'enchantement. Incantare.

Un soir, après l'atelier, j'étais invitée chez une femme de Sarajevo. Elle avait préparé un café, mélange de pois chiche noir couleur café et me le servait dans une admirable tasse en porcelaine. Il y avait pour la première fois quelques instants d'électricité et la télévision était allumée pour avoir des nouvelles de la guerre. Ce jour là, l'armée bosniaque avait remporté une victoire. Ce jour là passaient en boucle de mauvaises images des cadavres serbes. De jeunes gens couchés dans l'herbe, les yeux ouverts, frappés par la mort. 

La tasse en porcelaine a tremblé dans les mains de la la femme et elle a éclaté en sanglots. A travers ses larmes, dans un anglais approximatif elle a partagé avec moi sa douleur : « look, look at them. They are just kids, young people, young men, sons. Regarde, regarde les, ce sont des enfants, de tout jeunes gens, des fils. » Cette femme bosniaque pleurait les morts de l'ennemi, elle pleurait ces enfants, ces jeunes gens fauchés, sans comprendre. Elle pleurait au nom de leurs mères à tous, elle pleurait sur ces vies trop courtes. En elle, il ne pouvait y avoir de victoire ou de joie à gagner par la mort des autres et elle partageait déjà la douleur atroce des mères de ceux qu'on disait « ennemis ».

Un peu plus tôt, dans notre pièce, à l'extra terrestre qui demandait : « Qui est l'ennemi ? », les adolescents avaient répondu : « Des gens comme nous. Ils parlent la même langue, ils sont allés aux mêmes écoles. Ce sont nos frères. »

Au cinquième jour, l'espace d'enchantement se déplace. Nous avons prévu de jouer trois fois la pièce dans différents quartiers de Sarajevo pour éviter au public de traverser la ville. Les bombardements se sont brutalement accrus tandis que nous nous rendons à l'académie des Beaux Arts. Devant l'intensité des tirs, j'ai proposé au groupe de courir vers l'abri le plus proche. Emir, 16 ans, a regardé sa montre d'un air agacé. « Il est moins quart. Nous avons promis d'y être à 3h. Nous avons rendez vous et nous allons être en retard. » Les autres acquiescent. Je sens que rien ne les arrêtera. Ils sont sortis des abris au risque de leurs vies pour rejoindre une femme qu'ils ne connaissaient pas et qui leur proposait de créer. Aujourd'hui, la pièce est née, elle demande à grandir, à prendre forme, à s'envoler vers les esprits de ceux qui l' attendent. Nous ne pouvons pas être en retard.

La mort, face à l'acte de dire, transmettre, diffuser l'amour pur qui a coulé sous leurs plumes d'adolescents, la mort n'est plus qu'une anecdote. Et là, tremblant qu'ils ne soient fauchés comme d'autres que j'ai vus tomber la veille, là je n'ai pu que me réjouir de la grandeur de l'humain, de cette incroyable grandeur toujours renouvelée des petits d'homme. Et nous avons ri ensemble de cette image : Emir agacé par ma légitime hésitation à poursuivre et montrant théâtralement sa montre...

Des centaines de personnes sont au rendez vous. Les coeurs battent à l'unisson. L'avenir est debout.

La chanson que les jeunes de Sarajevo ont choisie pour la fin de leur spectacle est la chanson d'un poète serbe : Djordje Balasevic. Et cette chanson dit « A partir des lambeaux de tristesse, nous tisserons le bonheur. Nous sommes tous des équilibristes entre les étoiles. »

Tout le temps de la création, aucun d'entre nous n'a même pensé à poser la question de qui est qui ? Alors que quelques uns ont réussi à quitter Sarajevo pour faire une tournée européenne du Dictionnaire de la Vie, pour construire un pont de la pensée avec la ville assiégée, c'est deux ans après que la première question du premier journaliste tombe, inattendue pour nous, évidente pour tous les autres : De quelle religion êtes vous ? De quelle nationalité ? Ils répondent en riant.

Et j'apprends qu'ils sont Serbes orthodoxes, bosniaques musulmans, croates catholiques, et de couples mixtes. Le groupe les représente tous...

La laïcité ne s'énonce même pas. Elle s'affirme, entière, dans son absence de questions car les questions déjà suggèrent bien souvent des discriminations et des préjugés sous-jacents. Elle ne se nomme pas parce qu'elle a trouvé un espace sacré où s'épanouir, celui de l'Art, qui est le cinquième élément, car comme l'air, le feu, l'eau et la terre, il est porteur de vie.

Depuis vingt et un an, l'extra terrestre voyage et je l'accompagne. Je l'ai emmenée à Beyrouth et elle a créé une oeuvre qui a réuni des jeunes de six quartiers ennemis. La milice syrienne a interrompu notre dernier atelier avec 40 mitraillettes. La pièce a été interdite et n'a jamais été jouée. Mais elle existe, pleinement, dans le coeur de ceux qui l'ont écrite, dans le mien. Un jour elle sera jouée. Le temps ici a peu d'importance. Ce qui importe, c'est l'éternité, c'est l'infini de la grandeur de l'être, c'est l'enchantement du monde.

Extrait du Dictionnaire de la vie de Beyrouth . 

« Écoute, le chant du muezzin qui se mêle aux cloches de l’église des chrétiens. Ferme les yeux et tu entendras la musique de Beyrouth » explique l'un d'entre eux à L'Extraterrestre.

Vous avez dépassé la guerre ?

Oui.

Nous avons besoin de nous comprendre les uns les autres.

Tous ceux qui ont commencé à trouver des solutions ont été tués.

Ceux qui font avancer le monde sont toujours tués.

Parce qu’il y en a qui ne veulent pas que le monde bouge.

Quelle est la cause de toutes ces catastrophes ?

La folie des humains.

Ils sont tout petits et se croient très grands, très puissants. 

Ils veulent se mesurer aux étoiles.

Ils sont frustrés d’être si petits.

Et ils n’arrivent à être grands que dans la destruction.

Il faut des années pour construire.

Un instant pour tout détruire…

La force détruit tout. L’idée de la force, le vertige de la puissance détruit tout ce qui est.

Et la beauté est fragile.

Le virus, ce n’est pas seulement la haine, c’est aussi le découragement devant la haine.

Soyons courageux.

Fragiles et courageux.

Humbles et courageux.

Chacun est libre dans sa religion. Pourquoi ne laisse-t-il pas l’autre libre ?

Libre et fragile.

Regardons les autres comme nous nous regardons nous-mêmes.

Regardez l’autre comme un frère, comme une soeur, c’est le début de la paix.

C’est l’amour.

Le miroir de l’amour est à l’intérieur de nous. Il échappe à la fausseté des apparences. Il suffit de l’incliner vers la lumière du soleil et le mensonge y brûle.

Les humains se transmettent ce miroir de vie en vie.

Rien ne peut le briser.

Ni la guerre.

Ni la mort.

La beauté y danse, souple comme l’écume, libre comme le vent, multiple comme le sable, chaude comme les feux qu’elle allume !

Juin 2014 Je suis à Sarajevo pour la commémoration des 20 ans de la guerre. Je retrouve, après 21 ans, les adolescents du premier Dictionnaire de la Vie. Ils sont adultes, parents et me présentent leurs enfants. Sanja qui avait 16 ans en 1993 vient avec sa fille qui a aujourd'hui 16 ans. Elle est fière de sa mère qui adolescente a participé à cette pièce qui continue à s'écrire à travers le monde. Elle veut écrire aussi, réaliser des films, informer, faire avancer la paix. Tous, je les ai retrouvés courageux, déterminés, lucides et cependant joyeux, de cette joie profonde d'être encore, quelle que soit la situation, équilibristes entre les étoiles et alchimistes de la paix.

La biologie, la chimie nous offrent des modèles de plus en plus clairs : tout est relié. Dans un corps sain, les innombrables cellules, les organes se relient, se relaient, traitent et transmettent les millions d'informations nécessaires juste pour que la vie d'un seul être continue son cours. Espèces végétales, animales, minérales, tout est relié et nous, poussières d'étoiles, sommes les formidables équilibristes qui réparent et maintiennent et évoluent, et transmutent, tandis que au dedans, la « reliance » chante.

Aujourd'hui, des centaines de Dictionnaires de la Vie s'écrivent. Ils s'ajoutent les uns aux autres comme les perles d'un collier qui relie le tour du monde. Le collier peut être cassé mais les perles solides, roulent dans le noir, dans le déchirement des luttes et des dominations qui se succèdent, et demeurent intactes jusqu'à ce qu'on les retrouve et qu'on les assemble à nouveau, lumineuses comme autant de phares qui éclairent la nuit.

Ces perles composées du chant intime de chaque être qui se relie au chant des autres, dans un espace que rien n'a pu entraver, ni les assassinats, ni les censures, ni le lavage de cerveaux, ni l'étouffement des consciences, ces perles dans le pays inaltérable de l'art, redessinent, envers et contre toutes les attaques, l'enchantement du monde. 

Al Kimija, alchimie, c'est peut-être la quête de la transmutation du métal en or, mais c'est d'abord et surtout la transmutation de l'ignorance en l'or de la connaissance, de la frustration et de l'humiliation en épanouissement, de la violence et de la barbarie en pardon et réconciliation, de la faiblesse en courage et en détermination, de la douleur en amour. Dans cette alchimie, religions et politiques ont chacune leur rôle à jouer. Et que la foi demeure la liberté de chacun.

Dans l'immensité de la tâche qui nous incombe, pas de place pour le découragement, pas de place pour la peur ou la haine.

Au Vème siècle avant notre ère, Héraclite d'Ephèse écrit : « Le conflit est père de toute chose. Ce qui est taillé en sens contraire s’assemble ; de ce qui diffère naît la plus belle harmonie ; tout devient par discorde” (fragment 8). 

Nier le conflit comme intrinsèque à l'être humain, c'est l'entretenir, l'alimenter, l'engraisser à l'infini. Regarder le conflit comme nécessaire à la transformation qu'il engendre, l'apprivoiser comme outil de transmutation, intégrer la violence et les incontournables dérives des humains, est la première et douloureuse épreuve de nos travaux d'enchanteurs. 

En Grèce antique, la paix est représentée par l'entité féminine Irénée, enfant du souverain (Zeus) et de l’Équité, Thémis. Les soeurs de la paix sont représentées par l’Ordre, ( Eunomia) et la Justice (Dikè). 

Or, aujourd'hui, qui est le souverain ? Dans la constitution, vous, moi, chacun d'entre nous. Qui est garant de l'équité ? Vous, moi, chacun d'entre nous. Nous sommes les parents de l'ordre et de la justice qui permettent à la petite soeur Irénée, la paix, de grandir et de s'épanouir. Nous sommes les héritiers et héritières de millénaires qui nous ont assénés la barbarie et son cortège d'horreurs jusqu'à ce que nous n'ayons plus de larmes pour pleurer, mais qui nous ont permis aussi d'élever les enfants fragiles et forts dont nous sommes responsables.

Les élever, les éduquer, e-ducere, les conduire au delà. 

Au delà de quoi ? Au delà de nos certitudes, de nos préjugés, des notions aberrantes et pérennes de supériorité, de domination, au delà des vérités implacables au nom desquelles tout est permis, et même d'ôter la vie. 

Avez vous déjà regardé un champ et des bêtes en train de paître ? Images de toujours, d'ici et d'ailleurs. Les bêtes se repaissent de la nourriture de la terre, de l'eau, de l'air, et du feu du soleil vers lequel dans un suprême effort se tendent les fleurs sauvages et les plantes, dignes du respect millénaire de tous les médecins qui humblement s'inclinent devant les vertus insoupçonnées de chaque espèce. L'harmonie est là dans son intégrité et le vivant vibre et frémit en paix. Le berger a sorti sa flûte. Il joue pour les bêtes, pour l'herbe et le bois, il joue pour « le ciel qui nourrit les astres ». Paître du latin pascere «mener, nourrir, entretenir, faire croître, développer; repaître, réjouir»

Et au coeur de l'horreur, se réjouir encore lorsque la dignité humaine s'élève et chante son inaliénable mélodie. 

Annonçant la planétisation que nous connaissons aujourd'hui, Pierre Teilhard de Chardin voyait une « pellicule de pensée enveloppant la terre, formée des communications humaines ». Et il ajoutait :« Rien dans l'univers ne saurait résister à un nombre suffisamment grand d'intelligences groupées et organisées ». 

Que le politique prenne ses responsabilités de bâtisseur des cités, parents de l'ordre, de la justice et de l'équité, que le religieux laisse venir à lui les fidèles librement et en pleine autonomie de leurs choix, que laïcité et sacré s'embrassent pour accoucher de la grandeur de l'être, que la foi et les croyances ne soient plus l'occasion de condamner mais d'aimer, et notre petite planète encore adolescente dans l'histoire du monde, pourra grandir en dignité.

Pour ma part, tous les jours je vois avec émerveillement dans l'or des regards qui s'éveillent, dans la lucidité sans fatalisme, dans ce pays universel des âmes, la beauté d'une humanité en quête d'une harmonie nouvelle. Tous les jours, j'entends se composer, de dissonances en mélodies, de souffrances en jubilations, l'inaliénable symphonie de la jeune humanité en marche sur un chemin où tout est encore à créer.

Car c'est le propre de la condition humaine d'entrer dans le pays sans frontières de la conscience pour relever le formidable défi d'enchanter le monde.

Zarina Khan est philosophe, écrivain, réalisatrice et metteur en scène. Elle crée des programmes d’Éducation à la Citoyenneté, de prévention de la violence et des conduites à risques, de sensibilisation à l'environnement et anime des formations pour enseignants, éducateurs et parents. Elle a été nominée en 2005 au Prix Nobel de la paix dans le mouvement international « 1000 femmes pour la paix. »