La promenade de la pensée Ultreia

La promenade de la pensée

Conférence de Zarina Khan pour le 3ème Congrès de la Fnaren à Nantes le 30 juin 2016

 

J'aime remonter le temps et la thématique de ce congrès m'en offre une fois de plus une magnifique occasion. La pensée est avant tout une formidable machine à remonter le temps. Pour monter à bord, un seul outil en guise de carte spatiotemporelle et de boussole qui pourraient nous guider, apaiser nos égarements : l'histoire des mots.

Car le mot naît, grandit, évolue, comme chacun d'entre nous et guide les autres mots qu'il rencontre sur le chemin, dans les sillons des lignes comme dans l'envolée de la parole.

 

Remontons alors, munis de ce prodigieux outil, en l'an 335 avant notre ère, lorsque Aristote fonde son école, le Lukeion, le Lycée, sur un terrain qu'il loue pour la circonstance.

 Aristote est un métèque, (de meta changement et oîkos la maison, celui qui a changé de maison), il n'a donc pas droit à la propriété. Il est par conséquent locataire de cet espace qu'il ouvre à d'autres. Le Lycée se déploie sur le peripatos, la promenade, où le maître et les disciples philosophent en marchant. Les aristotéliciens sont donc « ceux qui se promènent près du Lycée »

On nomme ses disciples les Péripatéticiens, ceux qui se promènent...(Permettez moi un petit clin d'oeil :Vous remarquerez qu'au masculin, un péripatéticien est un disciple d'Aristote et qu'au féminin, c'est une prostituée...No comment)

 

Si on se penche sur le sens de Lukeion, la lumière, se dévoile une autre définition de la scène qui nous donne à voir il y a plus de 2500 ans ces « élèves » : « Ils sont ceux qui se promènent dans la lumière, ceux qui s'élèvent dans la lumière ». Et si on s'inscrit dans le sillage d'Aristote, ou plutôt si on met ses pas dans les siens, l’école devient une promenade qui « met en lumière ». La promenade par définition est mouvement. Elle passe devant les « savoirs » figés dans un temps et dans un espace donné, les remet en lumière, en question, et les dépasse.

 

Platon, porteur des paroles de Socrate, définit la pensée comme "discours intérieur que l'âme tient en silence avec elle-même". Si nous tissons alors ces données entre elles, et la pensée est aussi le plus grand des métiers à tisser, aux côtés du mouvement et de la lumière, viennent prendre place le retour sur soi, le dialogue avec soi et le silence.

Nous les voyons : les promeneurs sont tous là, leurs pieds se posent sur la terre, le soleil caresse les pores de leur peaux, la rosée habite l'air du matin, la pensée s'éveille à elle même. Tout en légèreté l'être s'initie, à ce qu'il ressent, à ce qu'il est dans cet instant, ouvert au monde qui l'entoure. Et il joue, se faufile entre les ombres et les éclats de soleil qui rythment la promenade, au gré des arbres qui bordent le chemin, mené par le plaisir d'avancer dans un espace où tout est mystère, exploration et voiles à soulever. L'être avance, mu par sa suprême curiosité. Curiosité, moteur magistral du véhicule de la pensée, du latin curare, prendre soin, soigner. L'être curieux s'avance, en douceur, pour prendre soin de soi en prenant soin de l'autre et de la terre qui le porte.

Magnificence d'être au monde.

Comment alors, pourquoi, nous sommes nous retrouvés précipités dans l'immobilisation des corps, enfermés dans des espaces clos et dans le bruit ? Comment, pourquoi en sommes nous arrivés à une transmission des savoirs qui impliquent des certitudes, -et toute certitude n'est que l'aliénation de la pensée, puisque la certitude s'immobilise alors que la pensée est mouvement-

Comment, pourquoi sommes nous plongés dans l'absence assourdissante du silence, dans l'individualisation qui a sacrifié tout désir de prendre soin de soi, des autres et de Oïkos, la grande maison planétaire, notre maison, la terre?

Où est passé le temps de la promenade ?

Comment remonter vers ce temps là ?

 

Notre véhicule de la pensée est toujours là. Il est temps d'ouvrir le capot, de se pencher sur le moteur et de comprendre où est la panne. Pour Aristote, le Lukéion a pour seul but de trouver le « bien être » , être bien, c'est à dire être en quête du bien, avec la force de notre corps et de notre esprit liés dans cette quête. Et la philosophie qui regroupe pour lui toutes les disciplines, qui est interrogation du monde, est toute dédiée à cette recherche pour que la Cité qui réunit les hommes se construise en justice et en amitié, philia.

N'est ce pas la quête qui s'est enrayée, entravée dans le détournement des mots, dans l’accélération vouée au culte de la compétition, de l'obligation de résultats et de l'efficacité ?

Bien avant qu'on n'approche de la philosophie quantique, Aristote disait déjà que la matière naturelle est mouvement. Aujourd'hui enfin il est admis que tout électron, toute particule vibrent comme les cordes d'une guitare dans des univers multiples en interaction. Nous nous promenons dans un océan vibratoire, en liberté, et notre cœur bat au rythme de l'infini.

 

Regardez les, les promeneurs, ils marchent d'un pas vif entre ombres et lumières, puis s'arrêtent et contemplent et tout en eux est relié, ils sont physique et biologie, ils sont logique et poétique, ils sont politique, (de polis, la cité), ils sont métaphysique, économie, de oïkos, la maison et nomos, la gestion, ils sont écologie, de oïkos, la maison et logos, la science de notre maison.

 

La maison est au cœur, elle revient dans les mots, elle entraîne le moteur. Sur la carte qui se déploie au moindre souffle, il nous faut retrouver oïkos, la maison de l'humanité, celle qui a été abandonnée pour entrer dans des cages dont on ferme les portes à clefs, des catégories à angles droits, auxquelles on accède par des routes droites et goudronnées pour lisser les aspérités, pour éviter au vivant de pousser, des lignes droites et codifiées, qui obligent à aller vite, à ne pas détourner le regard, à ne pas faire un pas de côté, car on est bien trop pressé, oppressé par l'efficacité.

 

Pourtant les promeneurs marchent encore, avancent, se retournent, évaluent le chemin parcouru, rebroussent chemin pour repasser cette fois entre les arbres, quitter le sentier, s'aventurer dans les broussailles. Parfois, il leur faut débroussailler longuement avant de se frayer un nouveau chemin, une nouvelle voie offerte à la quête, dans les lumières vibrantes du mouvement, perpétuel inassouvi, car tandis que leur corps est en mouvement, la terre continue sa course autour du soleil, les univers s'accordent, étoiles, planètes, trous noirs se frôlent, se confrontent, et cette vertigineuse valse cosmique se mire dans les yeux de l'enfant qui examine un instant le cœur vibrant d'une marguerite tendue vers la lumière, Lukéion.

 

Les mots, tels des oiseaux, survolent les promeneurs, précisent la quête :

Eduquer, du latin ex ducere, conduire au dehors, en dehors des routes droites et qui empêchent le vivant de pousser...

Eduquer, nous éduquer, ex-ducere, conduire les promeneurs au delà. Et pas en « Fürher », pas en « gaudillo » ou en « Duce », faire route avec, accompagner, au delà.

 

Au delà de quoi ? Au delà de nos certitudes, de nos préjugés, des notions aberrantes et pérennes de supériorité, de domination, au delà des vérités implacables au nom desquelles tout est permis, et même d'ôter la vie.

Conduire au dehors d'un soi qui apprend si tôt à entrer dans le personnage qui plaira aux parents, qui se contorsionne pour s'approprier les codes, les principes de la cellule familiale, du groupe de proximité, de sa communauté, un soi qui s'évertue à s'intégrer et bride sa pensée. Tous ces efforts pour se sentir « exister ».

Or exister, existere ou « exis-tance » signifie aussi être hors de soi, être non pas enfermé en soi mais ouvert à ce qui est, tous les sens en éveil pour être au contact du monde, pour comprendre, cum-prehendere, prendre en soi le monde.

D'autres oiseaux arrivent, se posent sur les branches frémissantes de l'arbre de notre esprit tandis que la pensée assemble, tisse, relie comme lorsqu'elle a mis au monde les mots pour que les humains échangent, communiquent, et fondent la Cité humaine.



A côté du mot éduquer, conduire au delà, pédagogie à présent se pose, chargée de son histoire, du grec ancien παιδαγωγόςpaidagôgós, l'esclave chargé de conduire les enfants à l’école,( de παῖςpaîs (« enfant ») et de ἄγωágô (« conduire »).

Il s'agit alors d'un double mouvement, la pédagogie conduit au dedans, tandis que l'éducation amène au dehors. Et dans les deux cas l'important est le mouvement, garant de la vie : inspiration, expiration, respiration, de spirare, souffler, souffler au dedans, souffler au dehors, souffler à nouveau.

Les promeneurs ont suspendu leurs pas, ils écoutent les mots chanter et tissent entre elles les sonorités, les entrelacent aux signifiants et à chaque chant s'agrandit leur espace intérieur, tandis que les lignes d'horizon à l'extérieur se déploient à l'infini. Leur souffle se mêle à la brise, toujours légère, qui sèche les larmes d'incompréhension, les larmes d'émerveillement, sur leurs joues. Tout à coup arrêtés, ils mesurent à présent le mouvement qui lui ne cesse pas et les enveloppe et les aspire vers eux mêmes, dans le vertige de la conscience d'être soi et au monde.

Atteindre à l'essence (du verbe esse, être) de soi, à sa propre unicité, écouter l'unicité de l'autre, sans s'incliner, sans poser ses pas dans les pas de l'autre car comment les randonneurs de l'esprit pourraient ils alors se promener ensemble ? Ils ne pourraient que se suivre sur une ligne droite, les yeux rivés sur le sol pour y trouver les empreintes des pas précédents et creuser les mêmes chemins jusqu'à épuisement. Or reproduire confine la pensée qui alors s'enfuit, loin, pour ne pas mourir, -car immobilisée, la pensée meurt -et la fugitive, toujours vive, retrouve le moteur pour l'ex ducere, la conduire au dehors. Ou alors elle donne un grand coup d'ailes et s'élève et découvre alors, vu de haut, les sentiers inexplorés, les espaces impensés. Car la pensée atteint à l'impensé, accouche de la conscience de ce qui la dépasse, et reprend sa promenade vers l'inexploré, vers ce qu'elle va engendrer, créer.

La pensée est à la fois la mère qui tisse les tissus de chair et d'être, et la sage femme qui accouche et met au monde, à la fois le véhicule (de vehere, trans porter, porter au delà) et le cocher qui le conduit et le créateur qui le conçoit, pour réussir à être en soi, et au monde.

Réussir ?

Ré-ussir (ré-uscire) sortir, sortir à nouveau, sortir nouveau. Pour connaître, de cum-avec, et nascere, naître, pour naître à soi avec l'autre.

 

Un autre oiseau, aux ailes flamboyantes rejoint enfin les premiers qui l'attendent car sans lui leur vol finirait par perdre son sens. L'émotion. De motus, mouvement, précédé de ce préfixe qui nous est maintenant familier,ex, et qui donne à l'oiseau le désir de voler, ce ex, qui revient, magistral et qui appelle cette fois à s'éloigner du mouvement, dans la mise à distance qui permet de reprendre corps et souffle, pour que le mouvement intérieur se manifeste à l'extérieur. Inspirer, expirer, respirer. Les oiseaux reprennent leur vol, les promeneurs leur chemin, le temps suspendu reprend son cours.

Ils savent, ils ont la saveur sur les lèvres du chemin parcouru, ils savent, du verbe « savourer », que le savoir n'est qu'une halte courte, un équipement qui appelle aussitôt à continuer l'exploration pour le transformer. Et joyeux, ils repartent, après s'être reposés puis étreints, car l'étreinte fait humanité.

 

« Lève-toi vers toi-même, ma compagne, ma belle, et va vers toi». Parole d'amour de l’amant à la femme qu’il aime dans le Cantique des Cantiques (2, 10 et 13). Puissions nous être capables d'inviter ainsi l'autre, les autres, tout à la joie de les voir devenir plutôt que de rejoindre la contrainte d'une intégration, de l'enfermement à toutes sortes d'appartenances qui détruisent notre monde ...et toute pensée. Les oiseaux en cage ne sont plus des oiseaux. Il est temps de réouvrir nos ailes et de nous envoler en toute curiosité, pour prendre soin de soi, de l'autre et du monde.

 

Aristote est un métèque, locataire, le pédagogue est un esclave, comme Socrate, aucun n'est affublé de l'habit du pouvoir. Ils se positionnent en compagnons de promenade, prêts à découvrir encore et encore, à écouter le questionnement de l'enfant qui va les inspirer pour délivrer une expiration, une pensée éphémère et dansante sur l'océan du temps. Il n'y a pas celui qui sait et les autres, il y a la condition humaine qui fait de nous tous des frères pensants, des êtres qui errent, s'égarent, se retrouvent grâce à la lumière d'un autre qui surgit sur le chemin au creux de l'obscurité, sa petite lanterne à la main. Il y a la force de la rencontre qui bouleverse les a-priori et modifie les « rencontrés ». Il y a l'humilité de continuer le chemin quel que soit l'âge et les savoirs accumulés, d'être capable de répondre « Je ne sais pas, je chercherai avec toi », et même de reconnaître parfois que nous nous sommes trompés.

 

Eduquer, pédagogie, émotion, exister. Tout dans ces mots est moteur, mouvement. C'est le mouvement « ex », en dehors, le mouvement « vers », qui donne la vie, qui pousse la pensée à habiter l'être et attise la curiosité, le savoir n'étant que la saveur délicieuse de la halte dans le cours de la promenade.

 

Cette posture de marcheur change la vision du monde et de soi et de l'autre dans le monde. Elle ouvre sur une connaissance qui migre, émigre hors des carcans où on veut l'enfermer, elle envahit les ports, les routes, se saisit de toutes les embarcations pour s'enfuir et aller vers une Cité plus juste, une Cité où elle trouvera des frères, non pas parce qu'ils partagent la même pensée, la même idéologie ou le même Dieu, non, des frères parce qu'ils sont simplement les vivants de notre grande maison.

 

Olivier de Serres, le grand agronome philosophe du 16ème siècle, père de l'écologie, disait de l'agriculture « La diversité fait sa force ». Aujourd'hui la biodiversité est reconnue comme protectrice indispensable de la vie. L'unicité de la pensée de chacun, qui sort d'elle même pour aller vers l'unicité en mouvement de l'autre, par conséquent la biodiversité de la pensée fera notre force.

 

A la naissance de la Citoyenneté, à l'aube de la démocratie, un soldat du nom d'Eschyle avait créé un espace où pauvres et riches, locataires et propriétaires, esclaves et maîtres, femmes et hommes se réunissaient dans l'émotion. Ils ont pleuré et ri puis pleuré encore, ensemble, pris dans le même temps, assis côte à côte, dans l'amphithéâtre de pierres posées en demi cercle sous la voûte des astres, ils ont ex-motus, mis en mouvement de l'intérieur vers l'extérieur, leurs peines millénaires, leur incompréhension devant l'injustice, devant la barbarie qui depuis continue à alourdir notre terrifiante histoire.

 

Cette ré-union des citoyens de la Cité, c'est celle qui s'est délitée dans la quête du pouvoir, de l'argent, de la rentabilité. C'est celle que nous avons à réussir. Re-uscire, sortir à nouveau. La pensée n'est pas efficace, ni rentable, c'est une vagabonde, une locataire des mots, elle est sans attaches, sans frein. Elle navigue en l'être sans carte et crée le chemin au fur et à mesure qu'elle avance, curieuse, pour soigner le corps dans lequel elle trouve sa force et son irrigation et son inspiration, au contact de tous les sens, enrichie par l'essence de celui qui pense, dans le mouvement de son être pour aller au delà.

 

Lorsque l'homme est prêt à tuer, lorsqu'il est prêt à mourir pour tuer, il s'est perdu dans la nuit du désespoir, il erre en quête de sens. Il devient la proie facile de n'importe quelle facétie qui lui permet d'exister, de sortir son désespoir de soi et d'en finir. Les astres se sont éteints pour lui. Le ciel est noir. Il est aux prises avec le désastre de sa propre vie. La télévision alors durant un instant éphémère le met en lumière. Ce n'est pas en le traquant, en le combattant, en l'emprisonnant qu'on le mettra à l'abri de son désespoir meurtrier. Il est temps de l'éduquer, de le conduire au dehors de ses enfermements qui viennent combler le vide, au dehors de la solitude qui l'étreint, de la misère qui l'oppresse, en compassion, cum-pathos, en partageant sa douleur, en la reconnaissant.

La nuit est tombée sur le monde, l'obscurantisme s'est saisi des lobbies politiques, religieux, de la triste mondialisation qui ne sert que la tyrannie financière. Il est urgent de nous conduire tous au dehors, de tourner la manivelle légère dans les moteurs prêts à rugir. L'huile précieuse dont le moteur a besoin, dont il est assoiffé, est l'essence d'être, le sentiment d'exister, d'avoir des sœurs et des frères avec qui se promener à nouveau, au bord du Lukéion, dans la lumière.

 

J'ai consacré ma vie à élaborer pour les enfants, les adolescents et les adultes, des approches qui permettent à l'émotion de se poser, de mettre en question, à créer des espaces où les mots peuvent naître en liberté et en confiance, à donner voix à ceux qui ne peuvent plus parler. Ces outils aujourd'hui existent, je me consacre à présent à les transmettre dans des stages, des essais. J'ai longuement réfléchi aux différents livres que je pourrais écrire pour transmettre mes outils et que d'autres puissent peut être s'en inspirer dans leurs métiers d'éducateurs, d’enseignants. Livre pédagogique, philosophique ? Il y a un an, l'évidence s'est imposée. Je devais écrire ma vie, toute ma vie, pour que ceux qui voudraient se saisir des outils puissent en avoir la quintessence, comprendre le déroulé entier de leur conception à leur naissance puis à leur mise en oeuvre. Ce roman vrai est né il y a deux mois grâce à un merveilleux éditeur qui m'a fait confiance et je souhaite, si vous le voulez bien, terminer cette promenade par un extrait de « La sagesse d'aimer ».

Extrait

L'institutrice a un chignon serré et un large sourire. Je la dévore des yeux. Elle va m'ouvrir des mondes, je le sens. Elle est la porteuse des signes, l'éclaireur du mystère. C'est elle qui dans la volière du matin ramène mon allié, le silence, et sa voix seule demeure et chante les mots précieux.

Elle pose les signes sur le tableau d'une main sûre et les lignes blanches se déploient sur le rectangle d'ardoise comme le sillage que j'ai pu suivre pendant des jours à travers mes larmes, sur la mer sombre qui m'éloignait de mon père.

D'abord les signes prennent sonorité. A chaque élan de craie correspond un son, une note. Lire, et cela personne n'avait pensé à me le dire, lire dessine une musique entrelacée de sonorités aiguës et graves. Le tableau est une autre forme de piano. B et A, BA comme Babouchka, M et A MA, comme Mama, D et A Da, comme oui en russe...Les sons maintenant s'allient aux images, les voyelles et les consonnes sont porteuses de visages. Je sais maintenant que l'alphabet réunit toutes les lettres nécessaires pour écrire et lire dans une langue. La langue que je découvre ne ressemble en rien à celles que je maîtrise mais le timbre de l'institutrice me guide dans l'inconnu et selon ses mimiques, je peux comprendre des mots que je ne connais pas encore. Le visage est un dictionnaire, les mains accompagnent les notes et permettent aux images de naître et de se préciser. Comme un objectif doit faire le point pour saisir la définition d'un contour, ma pensée ne cesse de chercher le point pour relier sonorités, formes et significations. Et lorsque le point se fait sur un mot, il faut aussitôt recommencer pour le trait suivant, la note suivante. C'est un jeu, le jeu sans fin de la pensée et des outils qui la supportent, et je le découvre dans un vertige grandissant.

En milieu de matinée, la volière reprend toute la place, les mots alors volètent, se fracassent les uns contre les autres, petites balles coupantes, et entaillent l'opacité du silence qui m'enveloppe. Le bruit monte des gorges, se propulse à travers les bouches inconnues, entrecoupé de gloussements divers. Jamais encore je n'ai été confrontée au bruit. Et depuis que je ne parle plus, à la maison on parle à voix basse.

Lorsque la cloche retentit, la volière endormie se réveille brutalement et se disperse en grands mouvements désordonnés dans la cour. Je ne vois pas l'intérêt de cette agitation. Je demeure à ma place, et savoure le bruit qui s'éloigne comme le moteur d'une voiture qui va enfin être hors de portée. Je ferme les yeux et laisse entrer l'absence. Sous mes paupières naissent des mondes révolus dans lesquels je retrouve des constantes: le corsage fleuri de ma mère qui a longtemps été la maison de ses seins et qui m'était réservée, le bois et le cuir du bureau de mon père sur lequel je pouvais trôner pendant qu'il s’abîmait dans les cartes et les livres, la main chaude de Mariam sur mon front et son sourire inquiet. Je revois, j'écoute, je tente d'incruster dans ma chair chaque bribe des espaces perdus.

La voix douce de l'institutrice me ramène dans la classe encore vide. Elle fredonne pour moi des mots que je ne peux arrêter car je n'en saisis pas le sens. Et toutes ses grandes tirades s’achèvent par un biscuit qu'elle me tend avec attention. Malheureusement, l'odeur de ces biscuits s'enfonce en moi, couteau impitoyable, et les larmes viennent baigner mon visage. Le biscuit a le parfum de mon père, le biscuit sent éperdument la vanille. Et ce parfum alors brasse le présent et le passé, immense lame que rien ne peut arrêter, lame qui me décapite et jette les éléments de ma vie dans un désordre temporel que je ne peux maîtriser.

La brune institutrice alors soupire et passe sa main dans mes cheveux noirs. Et la classe reprend. Et les heures s'étiolent, des heures à la saveur salée des larmes qui s'entremêlent aux miettes du biscuit que j'ai tant de mal à avaler.

Mais l'alphabet progresse sur le tableau noir. Chaque lettre s'inscrit en moi, balise lumineuse, et je sens confusément que chacune m'aide à tracer un chemin dans le désert entre mes tempes. Je veux croire en elles, même si je ne crois plus en rien. Et je trace avec minutie les bâtons des M et des P, puis je cherche la grâce de l'arrondi qui va donner à la lettre son identité. Enfin je les accouple et je leur donne voix. Je les énonce comme une prière. Et je recommence. Je suis désolée lorsque l'école s'achève à la fin de l'après-midi.

Un soir, rue Chateaubriand, j'ose refaire l'exercice seule. L'émerveillement se dessine sur le papier. J'assemble les lettres apprises. Le S se pose en premier, puis le A suivi du B et du L. Et tout à coup le E rejoint l'ensemble. Sable. Le sable de la plage devant la cabane du bonheur, au bord de l'océan indien et mes mains qui tripotent le cou poilu de Dimanche. Sable et soleil dans un bateau coulé.

Le lendemain, je montre ma phrase à la maîtresse. Un murmure s'échappe de ma bouche. Comment dit-on quand un bateau coule ? Naufrage, on dit naufrage. Un bateau fait naufrage. Il faut que tu apprennes alors le N, le F, le R, le G. Que de lettres nouvelles juste pour dessiner un mot qui donne sens aux deux premiers ! Mon sable et mon soleil dans un bateau ont fait naufrage.

Elle sourit. Ses yeux brillent, rincés par l'eau de mer dans laquelle le bateau traçait son sillage. «C'est beau ce que tu as écrit.»

Au fond de moi, un hurlement tente de trouver un chemin dans ma gorge étouffée. Beau, mon chagrin, lambeaux de chair, de sang et d'espérance anéantie, posé sur le papier?

Je souris à mon tour. Si cette horreur qui m'a coupé la langue, si cette torture de chaque instant peut prendre forme et créer de la beauté et faire naître un sourire sur un visage, et rincer les yeux, alors, ma douleur prend sens.

Et parce que j'aurais aimé prendre la main de mon père en cet instant, j'ai pris la main de ma douleur pour qu'elle m'emmène, avec le secret désir, encore confus, qu'elle puisse m'entraîner hors de son propre pays qu'elle ne connaît que trop bien. Et si nous arrivons toutes deux à passer cette frontière, je pourrai l'emmener, elle, ma douleur, hors d'elle même et qu'elle s'apaise en moi mais aussi en tous les autres. Ceux qui pleurent et dansent sur des musiques imbéciles avec des inconnus à la dérive, ceux qui hurlent leur haine et la jettent sous formes de pierres, ceux qui ont peur des serpents et de tout ce qu'ils ne connaissent pas, ceux qui croient tuer au nom de principes et de règles alors qu'ils n'ont pour engrais de leurs gestes meurtriers que frustrations et pauvreté, ceux qui interdisent au volubilis et à la rose de s'enlacer.

 

Je regardai autour de moi. Les petites filles s'appliquaient à écrire une dictée. La voix de l'institutrice guidait leurs mains, souvent potelées. Les mots prenaient forme et s’allongeaient sur les lignes tracées au bleu sur le cahier. Dans un rayon, le soleil riait en particules de poussière prodigieusement animées. Ma solitude s'est mise à osciller, comme un métronome qui crée un temps donné. Je n'ai plus besoin de ma mère ni de mon père. La douleur éclaire ma nuit avec une lanterne toute d'or ciselée. Seule, je peux avancer.

Là, dans la petite école de la place Jeanne d'Arc, tous les outils dont j'avais besoin pour m'équiper se pressaient devant moi et minutieusement je les glissais, l'un après l'autre, dans mon invisible sac de voyage.